68 année hérétique...
Souvenirs d'un ado dans les rues de Bergerac

68, ce fut pour moi d’abord un fait divers noyé dans la masse des infos (événements de Nanterre). Puis la révolte étudiante rapidement monopolise journaux, radios, commentaires des « vieux »… Un matin, lorsque je me rends au CEG Jules-Ferry une effervescence inhabituelle, voire extraordinaire. D'une discussion à l'autre, une sorte de fièvre monte... Nous restons dans la cour et discutons maintenant fébrilement dans un bourdonnement assourdissant. Il nous fallait faire quelque chose, c'était plus fort que nous. Les deux pions du CEG, affolés, sont placés devant les grilles, tenant chacun un carnet à la main, prêts à noter les noms de ceux qui oseraient les premiers défier l’ordre établi et sortir sans autorisation. Face à eux, des centaines de garçons, auxquels je me joins, forment un groupe compact, hostile, d’où s’échappent des sifflets et qui provoque la curiosité des passants. Un ou deux “meneurs” franchissent le pas et sortent en ignorant dédaigneusement les injonctions des pions et l’inscription de leur nom, bien que plus jeunes notre petit groupe leur emboîte le pas, les lourds vantaux du portail s’écartent définitivement. Le « flot » nous suit, bouscule les pions et se déverse dans la rue au milieu de cris et sifflements divers.

Quelques passants semblent inquiets en regardant la scène, groupés sur un trottoir. Toute modeste qu'elle est notre présence matérialise le sursaut qu’est en train de subir le pays… même à Bergerac. Ce fut pour nous un moment symbolique, inoubliable et son côté dérisoire permet de mesurer le chemin parcouru depuis ... Une fois sortis, quel pied ! D’abord plus de cours, mais surtout ce délectable désordre qui envahit peu à peu le pays ! Les adultes semblaient nous considérer (hé oui, même nous...) comme un danger (pour les gens de droite) avec sympathie (pour les gens de gauche) bref, nous existions. Avec quelques copains nous traînons dans les rues lorsque nous tombons en arrêt devant une manifestation des premiers grévistes ouvriers (un événement dans notre petite ville) : « Allez les jeunes, venez avec nous !.. » Comme mes copains je suis allé avec eux manifester ce jour-là et ce n’était que la première fois ...

Paradoxalement un peu plus tard il nous tardait de retourner au bahut : nous étions curieux de voir ce qui s’y passait. Entrer et sortir à notre gré c'était aussi l'expression du "pouvoir" que nous venions de gagner. Certains profs assuraient leurs cours, d’autres étaient absents, enfin plusieurs étaient présents bien que grévistes mais venus pour discuter avec nous. C’était extraordinaire, ils nous parlaient en adultes ! « [...] je suis Socialiste, je crois en l’Homme, aussi je souhaite que ces événements aboutissent ... » (prof de maths). « Au plus profond de moi mes convictions me dictent de ne pas faire grève et de poursuivre mon travail » (autre prof de maths de droite)... J’ai toujours su que les maths n’étaient pas une science exacte.

Plusieurs élèves s’étaient justifiés auprès de leurs parents en déclarant qu’ils avaient été obligés de quitter le bahut forcés par leurs camarades. Pas de chance pour eux, les profs, toutes tendances confondues, ont affirmé aux parents que les élèves décidaient librement du fait d’aller au collège ou pas. Les « meneurs » étaient constitués par un groupe de somptueux glandeurs un peu plus âgés que nous, donc des "très grands", qui s’étaient illustrés par une évasion de l’internat du collège Henri IV vers Paris où ils furent rapidement arrêtés par les flics alors qu’ils essayent de travailler aux halles. Cette aventure leur donna une notoriété incontestée. Ils furent virés et recasés dans notre bahut où ils prirent la tête du mouvement très confus qui suivit. Des réunions désordonnées suivirent avec les autres bahuts – très peu de filles, les parents devaient les « serrer » à l’abri – (le CEG Jules-Ferry et le Collège Henri IV n’étaient réservés qu’aux garçons à l’époque...) Tentative de faire sortir les filles d’une congrégation religieuse sans succès etc. À noter un moment très fort : en tant que “grands”, avec deux camarades nous décidons d’intervenir au milieu du cours d’anglais de la redoutable mère B... (dit la baluche) qui pourtant nous laisse faire notre discours, pour une fois la mâchoire serrée, désapprobation muette, et laisse sortir les élèves qui le souhaitent. Nous sortons dignement sous les regards admiratifs... « Les temps changent.. »

Le père d’un de mes copains était un gradé des gardes mobiles qui étaient en train de s’illustrer à Paris et basés dans notre ville... Il y avait aussi une caserne de gardes mobiles, si on ajoute la police nationale, pas mal de képis en temps normal pour une petite ville de moins de 30 000 habitants. Jean-Robert affectait des idées de droite comme son père mais je crois plus par provocation, non conformisme que réel idéal histoire de se démarquer de nous qui nous disions tous « de gauche ». Chaque fois qu’un véhicule de police passait près de nous il hurlait « SS ! » (maintenant on dirait « qu’il tue le père »). Plus tard il arrivait de croiser des CRS ou gardes mobiles “en repos” arborant des pansements sur le visage... Tous les autres passants souriaient ironiquement et se regardaient avec un air de connivence. Les grèves s’étendent, nous avons une manif tous les jours, de plus en plus importante. Le point de rendez-vous est à la bourse du Travail, en face du magasin Printania. Jeunes et ouvriers en grève se côtoient. Assis sur le muret qui borde la halle au milieu des ouvriers nous lisons ostensiblement « l’Huma », « le Canard enchaîné », de nombreux tracts et parlons beaucoup.

Autre lieu important mais là uniquement pour les jeunes notre Odéon, certes moins prestigieux que celui de Paris, alors occupé par les étudiants (le hall d’un vieux cinéma rempli de flippers, baby-foot, juke-box...) Les coupures de courant liées aux grèves nous privaient de flipper, c’est dur la révolution... Les nuits étaient pleines de fureur, le transistor contre moi dans mon lit j’oubliais la pop-music, j’alternais entre Europe I et Radio Luxembourg et écoutais d’impressionnants combats de rue en live : ça bardait vraiment ! On parlait de Bendit, Geismar, Sauvageot, mais aussi de Mitterrand, Rocard, de gouvernement de gauche. Les jours passaient à la vitesse de l’éclair et puis ce fut la “disparition” de De Gaulle, la peur de la guerre civile, le retour à l’ordre. Pour moi, à l’autre bout de la lorgnette, ma révolution s’était faite dans ma tête – rêve fou d’une société où les gens se parleraient comme durant ces quelques jours, où les riches auraient peur des pauvres.

 J’ai toujours l’espoir d’une nouvelle convulsion historique durant laquelle, en quelques jours, on avancera de vingt ans, au moins dans les têtes... Je pense que comme les tremblements de terre ces “événements” sont imprévisibles mais se produisent immuablement et cycliquement, c’est grâce à eux que la société évolue, la violence et le refus de l’ordre établi ont toujours été le moteur du progrès. Il a toujours fallu que de pauvres bougres fassent couler leur sang pour que les choses avancent.
Juste après ce que l’on nommait « les événements », mon électricien de père a refusé bruyamment un chantier dans une caserne de CRS : « Je ne veux pas travailler pour ces s....... ! »

Des années plus tard, dans une imprimerie bordelaise un cadre vient d'apprendre que je me présente comme délégué du personnel CGT. Il me dit :

— Pourquoi vous faire mal voir ? Faites comme moi pensez à vous avant de vous occuper des autres...

La dignité, (comme on disait) c’est aussi de l’orgueil. Pour essayer de m’auto-justifier en plus ne me faudrait-il pas endosser les idées patronales, voter à droite comme le faisait ce cadre ? Une pseudo idéologie réactionnaire cela leur suffit pour avoir bonne conscience ? Comment oublier dans ce cas qu’on ne vend  pas seulement son travail mais sa passivité, voire aide pour soutenir l’exploitation d’autres que soi… « Ennuis »,  pertes de salaire, être « mal vu », pressions, famille qui s'inquiète, grèves... J’ai vécu ça, notamment très intensément durant une dizaine d’années. Pourquoi m’être ainsi laissé porter par les effluves de ce beau printemps 68 ? Il y a tant d’années maintenant.