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Bien sûr les sondages laissaient entendre que Mitterrand « allait passer »... Mais nous étions pourtant nombreux à ne pas y croire, même en l'espérant passionnément. J’allais avoir trente ans quelques mois plus tard. Toute ma vie consciente politiquement avait été accompagnée par la morne gouvernance des pouvoirs gaullistes et assimilés… Enfant les coups de g… de mon père devant la radio à lampes Thomson, écoutant l’info de droite, comme toujours quasi omniprésente, ponctuaient notre quotidien. Certes « Tonton » était loin de vouloir et pouvoir changer fondamentalement la donne. Mais l’idée de ressentir à nouveau ce souffle d’air frais comme lors de cet autre printemps inoubliable, en 1968… Bref malgré ce qui semblait en bonne voie de se réaliser je n’arrivais pas à y croire, après tant de déceptions.

Si vous n’êtes pas trop jeune vous connaissez la suite, le visage pixellisé qui se dévoile peu à peu sur l'écran de la télé, ces cris ici où là dans les rues du Haillan et bien entendu de la France. P….. que c’est bon ! Oh que c’est bon ! On a gagnéééé ! Des larmes me montent même aux yeux que je n 'essaie même pas de cacher, je pense à mes parents à Bergerac, comme ils doivent être heureux ! Le téléphone sonne, c'est eux bien sûr, ils vont rejoindre leurs amis enseignants dans les rues de la petite ville, ils ne peuvent rester en place plus longtemps. Ensuite appels d'amis, de la famille, comme pour se persuader mutuellement de l'incroyable nouvelle. "Chez vous aussi, il est élu ?" j'exagère bien sûr mais il y avait de cela...

Un copain, membre du PC vient sonner, il travaillait à la Poudrerie. Nous ouvrons LA bouteille de Champagne. Placée furtivement au frigo la veille « au cas où », on n’arrivait vraiment pas à y croire et craignions même que ce préparatif nous porte malheur. Notre premier acte concret relativement à notre vie d’après... Imaginer que lors du saut du bouchon hors du goulot nous serions PEUT-ETRE « libérés de la droite » était déjà une sensation inédite et grisante. Notre ami émet des doutes relativement au changement concret qui va suivre… En tant que communiste il veut affirmer être plus à gauche que tout le monde… Leur prétendu monopole moral sur le sujet avait pourtant déjà été bien entamé treize ans plus tôt par la jeunesse du baby boom en 68, ils avaient dû prendre le train en marche. Bien sûr, il ne faut pas rêver avec le réformisme de "la rose au poing"... Mais le visage défait des speakers, chroniqueurs TV et politiciens de droite nous fit unanimement retomber dans la joie. Durant ces moments ils montraient sans équivoque de quel bord ils étaient. La remise en cause de carrières opportunistes les angoissait, cela se voyait sur leurs visages défaits, exceptionnellement ils étaient redevenus eux-mêmes devant les caméras. « T’as vu la tête d’Elkabbach ! Oh là là ! Il nous couve quelque chose » !

Mon copain repart vers ses proches mais il est remplacé rapidement par un collègue de mon imprimerie. Dominique habite à Caudéran, (je précise dans une cité) nous avons décidé tous les deux, laissant « machistement » épouses et enfants à la maison, de tenter une expédition vers Bordeaux centre… La vieille Taunus surgit très vite devant la petite échoppe en klaxonnant à toute berzingue. Dominique, malgré sa voiture un peu fatiguée est (heureusement vu ce qui va suivre) un conducteur émérite. A fond les manettes nous croisons, parfois de très très près nombre de voitures en « pleins phares », coups de klaxons, cris, signes du bras, slaloms. Les bus de la CGFTE arboraient la célèbre affiche « la force tranquille » derrière leur vitre avant, côté passagers et klaxonnaient eux aussi. Les rares voyageurs rassemblés derrière les chauffeurs faisaient de grands gestes vers les autres usagers. Ces derniers répondaient avec deux doigts, mais en « V ». Enorme ralentissement bien avant le centre ville, carrosseries « cul à cul » qui se heurtent parfois vu la fébrilité des conducteurs. Avertisseurs à fond, hurlements, masculins, féminins… certains montent sur les toits des voitures… Au bout d’un moment le klaxon de la Ford rend l’âme, nous jugeons plus prudent de poser la voiture en sécurité.

Direction la place de la Victoire à pied. Et là… déjà en me remémorant de nouveau des larmichettes… La folie totale, dans mes yeux embués je distingue deux messieurs âgés qui courent l’un vers l’autre fendant la foule pourtant compacte et se prennent dans les bras en pleurant… Ils ne sont probablement plus de ce monde mais cette évocation me fait encore de nos jours rougir les yeux derrière mon clavier. J'imagine mes parents dans la même situation... Une espèce de manif délirante se forme instinctivement et emplit la rue Sainte Catherine. Aspirés littéralement par cette cohue nous nous retrouvons au beau milieu de ce qui semble un groupe compact d’homosexuels… Finalement ça nous amuse d’entendre leurs slogans et de voir leur joie :

—  Giscard, des diamants pour nos amants !

—  Dalidaaa a vooooté Mitterrand…

Le très opportuniste François, futur « Tonton » avait promis beaucoup de choses (également) à cette communauté. Elle aussi était loin d'avoir été favorisée par les gouvernements précédents.

Nous progressons lentement le long de l’interminable rue, serrés comme des sardines. Soudain Dominique hurle « faites gaffe ! » et me pousse brutalement en arrière. J’ai juste le temps d’entrevoir une grosse forme bleutée « tomber du ciel » et exploser bruyamment juste devant moi. Un énorme sac poubelle rempli à ras bord, son contenu pas ragoûtant sont répandus sur les pavés. D’innombrables têtes se lèvent vers la fenêtre de laquelle était supposé tomber le gros projectile. Bien qu'elle soit ouverte aucune tête n’apparaît… Quelques-uns se mettent à cogner brutalement sur la porte censée correspondre. « On va faire votre fête salauds de fachos ! Sortez bande de …. » Finalement nous leur crions en tant que supposées victimes « on s’en f… c'est la fête »… Mais tout de même j’ai eu de la chance et d’autres avec moi. Durant un tel soir rien ne pouvait nous arriver, "l'état de grâce" le terme est vérifié même pour nous..

Au niveau de l’intersection avec la rue Guiraude, en forçant le passage nous arrivons à bifurquer vers le journal « Sud Ouest » où nous apercevons qu’il se passe quelque chose. Une foule est massée. Des rotativistes en salopettes bleues, cigarette au bec, souriants comme nous tous distribuent sans compter des "Sud Ouest" fraîchement imprimés. Cette une que nous n’oublierons jamais titrait en énormes lettres « C’est Mitterrand »… Nous avions encore de la peine à imaginer qu'elle soit bien réelle, mais le contact physique du papier, l'encre fraîche sous nos doigts... la droite est battue, c’est officiel ! C'est sur leur journal ! Vingt ans plus tard, nouveau salarié à la mise en pages j’évoquerai cette scène avec quelques anciens… Ils ont dû bosser encore plus tard que d’habitude pour renouveler le stock de l’édition ainsi ponctionnée ! (sans parler du temps perdu avec tous ces personnels dans la rue). Il devait y avoir une sacrée ambiance sur les rotatives et les tables de montage !

Plus tard la place Gambetta, la brasserie « le Régent » symbole de la bourgeoisie (réelle ou simulée) bordelaise qui aimait s'y afficher et frimer sur cette terrasse en plein centre. Je vois soudain surgir José S….. brandissant un drapeau de la Ligue communiste révolutionnaire et suivi d’un groupe compact comme une charge au rugby. Je connaissais José car j’avais eu des contacts avec les syndicalistes de la SNPE qu’ils soient CGT ou CFDT. Ce dernier syndicat "hébergeait" pas mal de membres de la LCR. Bref la bande déchaînée envahit la brasserie et y met un désordre encore plus spectaculaire. On voit des gens sortir avec des « souvenirs », certains même portant des chaises, d'autres avec de magnifiques chopes à bière Spaten Brau. Un monsieur bien mis, retranché derrière la caisse, histoire de ne pas perdre la face, risque un sourire ironique. José et ses camarades et nous du coup nous mettons à scander « rigole bourgeois demain tu pleureras !!! ». On le voit on était dans le délire absolu. Nous imaginions vraiment un grand changement au vu de la foule déchaînée... A ce moment-là nous pensions que tout était possible... Ces ressentis, même brefs, méritaient d'être vécus, un rêve collectif... Il y a un an ou deux évoquant la scène avec José retrouvé « par hasard » sur une manif, ce dernier me dit : « Si on avait su ce qui allait se passer après on aurait pris bien davantage de choses ce soir-là ! »

La nuit est bien avancée, demain boulot, le lundi 11 est déjà entamé. Comme tous les jours je vais enfourcher mon vélo "demi-course Peugeot huit vitesses" et rallier depuis la rue du Stade l'imprimerie B...... au fin fond du quartier des Chartrons... Malgré la fatigue il nous tardait de retrouver nos camarades de travail, pour commenter l’événement, le plus bruyamment possible pour que le « daron » et ses sbires de l’encadrement entendent… Dans ce but Dominique récupère je ne sais où une immense affiche avec la tête de Mitterrand « pour décorer le vestiaire ».

Le lendemain notre patron que pour une fois nous attendions avec impatience, avait décidé, contrairement à ses habitudes matinales, de n’apparaître qu’en fin de journée... Dominique plaça son affiche comme prévu et personne, surtout pas les « jaunes » de la boîte n’osa y toucher.

Après les élections législatives elles aussi gagnées par la gauche, en tant que « jeune » délégué du personnel CGT je fus peut-être un des premiers à bénéficier des avancées sociales qui suivirent . La reconnaissance de notre section CGT d’entreprise facilita énormément mon activité militante. En 68 les DP présentés par des centrales nationales furent certes reconnus mais pas l'activité syndicale dans l'entreprise. Donc difficile pour moi les années précédentes par exemple d’aller aux nombreuses réunions à la Bourse du travail pendant mes heures de délégation, demander des renseignements juridiques, décrypter le Code du travail, consulter notre convention collective, chercher des tracts... J'étais encouragé aussi par l'ambiance avec les copains des autres imprimeries comme on disait "organisées"... Donc Pierrot "B......" refusait de payer vu qu’il s’agissait d’un syndicat… Avec la CGT du Livre nous avions tenté d’attaquer quelques patrons dont bien sûr le mien en correctionnelle pour « Entrave à l’action des élus du personnel ». J’étais donc plaignant. Quel sentiment de fierté aurais-je éprouvé d’avoir concouru à arracher une jurisprudence faisant bouger les choses même au niveau national !.. Hélas après une longue procédure la Justice avait fini par se déclarer « incompétente »… Nous avions affaire au juge Esperben qui plus tard présida le jury lors du procès Papon. Assez bienveillant (beaucoup d’anecdotes aussi autour des auditions) mais ce dernier devant ma joie affichée de voir mon patron défait lors d’une audience contradictoire me dit discrètement (après avoir engueulé B......) : « C’est surtout ce qu’il y a d’écrit qui va compter pour votre affaire ». Je pense qu’il le regrettait… J’avais eu, devant mon patron vraiment déstabilisé et que le juge rudoyait l’impression que « c’était gagné ». En tout cas le juge Esperben dit au final à B...... : « Monsieur Galès vous donne satisfaction professionnellement ? (B...... opina)… donc si jamais j’apprends que vous voulez vous débarrasser de lui je vous garantis que vous aurez affaire à moi ! » Mon patron se confondit alors en dénégations : "Non, non, je n'ai aucune raison de licencier monsieur Galès".

Donc vu ce qu’il faut malgré tout bien nommer un échec c'était mon syndicat, avant 1981, qui me remboursait lorsque je me rendais à la Bourse vu que n'étais toujours pas payé par mon employeur. J’avais un peu de remords et cela me faisait limiter mes activités. Je ne voulais pas trop ponctionner la caisse de la CGT du Livre de Bordeaux. (Depuis cette histoire, lorsque par exemple la gouvernance Hollande envisageait de "simplifier"/dénaturer le Code du travail, vu mon expérience personnelle liée comme on le voit à l'existence ou non de certains textes, j'ai ressenti un profond sentiment de colère, de trahison. Même maître Badinter pour lequel jusque-là j'éprouvais beaucoup d'admiration... Réalisaient-ils qu'ils voulaient supprimer certaines de nos rares protections ?.. Méconnaissance de certaines réalités vu un positionnement social plus qu'éloigné du monde du Travail ?)

Après le 10 mai, tout avait changé, mes déplacements en heures de délégation étaient payés par l’imprimerie B......, même les stages syndicaux… En moins de deux ans nous partîmes en offensive contre notre employeur, stimulés par l'ambiance post 10 mai et bien sûr les avancées législatives. Plusieurs grèves s’ensuivirent et souvent victorieuses, j'étais pas peu fier en tant qu’élu de la boîte. Quel changement pour nous en tout cas ! Le syndicat mettait même « l’accord B...... » en modèle pour les entreprises bordelaises d'une importance comparable (près de cinquante salariés chez B......) Nous l'avions arraché lors d'une de nos grèves. En 1982, cela généra un tournant dans ma vie professionnelle : le syndicat du Livre me choisit pour m’occuper de l’imprimerie intégrée de la Bourse du travail.

Pour en revenir au 10 mai 81 on le sait vint ensuite « la pause », la concrétisation de la réalité de la gauche réformiste… Il y eut même des manifs de droite pour la défense de l’école privée… Le retour des partis conservateurs au pouvoir… « Dream is over » comme le chantait John Lennon. Reste en tout cas, et j’imagine ne pas être le seul à l'éprouver encore de nos jours, le souvenir à jamais gravé d’une longue soirée pas comme les autres, il y a quarante-trois ans maintenant.

Le Haillan, le 10 mai 2024



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